City
Antwerpen
Specialty
lingerie,haute couture
Introduction
En entrant dans l’atelier de Carine Gilson à Anderlecht, on est plongé dans un grand espace blanc à l’éclairage cru, où tout le monde s’active, à mi-chemin entre un laboratoire médical et une ruche. C’est seulement au bout de quelques secondes, quand le regard est accroché par les étoffes de couleur et les petits bouts de dentelle qui jonchent le sol et que le bruit régulier de la vapeur du fer à repasser parvient à nos oreilles, que l’on saisit vraiment ce qui se trame ici. La vingtaine de personnes au travail – essentiellement des femmes – est répartie en différents postes. À l’entrée, il y a d’abord la découpe de grands pans de soie lumineux à partir des rouleaux de matière première qui s’entassent sous la table. Un peu plus loin, cinq dames sont assises devant leur machine à coudre, avec un puzzle de bouts de tissus répartis devant elles, parfois classés par formes dans de petites boîtes en plastique. « C’est ici que l’on confectionne les soutiens-gorge, explique Carine Gilson, la créatrice. C’est un vêtement très technique ; il faut assembler 25 ou 30 pièces pour en faire un. » Derrière ces techniciennes des bretelles et du bonnet, place à la découpe : au milieu de ses orchidées, une couturière élégante armée de petits ciseaux redessine un motif dans la dentelle incrustée dans la soie.
« De l’artisanat contemporain »
C’est cette technique d’incrustation qui rend immédiatement reconnaissables les créations de Carine Gilson : un mariage intime entre la soie et la dentelle, entre la fluidité et la finesse. Ses collections déclinent cette technique de toutes les façons, de toutes les couleurs, sur les pièces les plus classiques comme les soutiens-gorge, les culottes et les nuisettes en passant par les bodys et les kimonos. La chef d’atelier, occupée à coudre de la dentelle couleur chair sur de la soie jaune-orangée, destine son œuvre à une nuisette d’un bleu foncé et profond. « La collection de cet hiver s’inspire des ballets russes. J’ai fait des recherches sur les costumes de l’oiseau de feu, sur les parures de la danseuse Tamara, commente Carine Gilson. Les motifs des dentelles ont été conçus dans les années 1920 ou 1930, c’est un tissu qui est reproduit. » À partir de ces motifs, Carine Gilson crée son propre univers. Elle le découpe en gardant telle fleur, en mettant en valeur tel détail, qui sera ensuite incrusté sur la pièce de lingerie. « C’est une réinterprétation », résume-t-elle. Pour cette pièce comme pour beaucoup d’autres, ses fournisseurs de soie viennent de la région lyonnaise et la dentelle de Caudry, à côté de Cambrai, dans le Nord de la France. La ville a aussi eu l’honneur de voir ses créations sur la robe de mariée de Kate Middleton en 2011 ! Dans l’atelier, chaque personne est polyvalente. Il faut entre six mois et un an pour être bien formé et tout le monde doit être capable de faire un ou deux métiers. Comment ces personnes au savoir-faire si précieux sont-elles recrutées ? « L’embauche ici se fait au feeling. Il faut avoir de la finesse et de la rigueur dans son travail. L’expérience dans une maison de couture ne change pas grand chose car le travail de tissus lourds n’a absolument rien à voir avec celui de la soie ! Quand on arrive dans mon atelier, on apprend une technique nouvelle. Tout est fait à la main. On coupe pièce par pièce, sur mesure, c’est-à-dire qu’on adapte le patron à la morphologie de chaque cliente. C’est de l’artisanat contemporain. »
Pendant qu’elle explique cette organisation, Carine Gilson garde un œil sur les mains au travail. En regardant un caraco en cours de finalisation, elle demande si la pièce pour madame unetelle sera bientôt prête. On s’étonne. Elle sait donc à qui est destiné chaque sous-vêtement en fabrication ? « Plus ou moins. Je veux avoir un œil sur tout, c’est important. Nous sommes une petite entreprise, tout doit être parfaitement en ordre ! D’ailleurs, la pièce que vous voyez là-bas est destinée à une très célèbre actrice française. Mais je ne vous dirai pas qui c’est.. » s’amuse-t-elle. Dans les journaux, en tous cas, Catherine Deneuve a déjà porté ses créations, ainsi que Marion Cotillard, Kirsten Dunst... la liste est longue. Un article du Vogue UK la compare à « deux autres créateurs belges cérébraux » pour l’attention portée au détail : Raf Simons (à la tête de la maison Dior depuis l’éviction de John Galliano) et Dries Van Noten. Malgré son positionnement dans une niche précieuse, l’entreprise Carine Gilson rayonne et son histoire est une success story qui fait rêver au-delà du monde de la mode.
Une petite fille qui rêve de dentelle
Nous quittons l’atelier pour monter dans les bureaux de la créatrice. Sur la cheminée, derrière la table de travail, un escarpin noir (« une mannequin l’avait perdu pendant un défilé ») et des photos-souvenirs de mannequins lors de ses défilés ou d’elle en compagnie d’autres personnalités du monde de la lingerie... L’environnement est uniquement composé de femmes. La société Carine Gilson fut créée il y a 23 ans. Mais la passion de la créatrice pour la mode remonte bien plus loin. « Petite, j’adorais travailler de mes mains. Pourtant ma mère, qui était couturière, a tout fait pour m’empêcher de faire ce métier. Elle a en partie réussi puisque je déteste coudre... ». Malgré les réticences maternelles, Carine Gilson suit des cours aux Beaux-Arts et à la célèbre Académie d’Anvers. Elle garde un sentiment mitigé de son passage dans l’institution de la mode : « On y apprend le développement de la créativité ; tout le côté artistique est très développé. En revanche, tout l’aspect technique est laissé de côté ! » D’où la sensation de ne pas être tout à fait à sa place, d’avoir d’autres valeurs que celles du milieu de la mode. « Dans ces écoles, on juge sur des critères qui ne me parlent pas toujours. On garde toujours à l’esprit que ça doit être vendable, mettable. Ça ne m’a jamais permis de rêver... »
Vient alors, en sortant de l’Académie, en 1990, le contact avec la lingerie. Pendant quatre ans, elle est ouvrière dans un atelier qui produit des fonds de robes et des combinaisons, les dessous phares des années… 1970 ! La société, Maille France, existe depuis 1928. Elle appartient à deux frères de 88 ans qui attendent de partir à la retraite et veulent fermer l’atelier. « C’était un hasard, une opportunité que j’ai saisie au vol. J’ai racheté l’atelier et j’ai d’abord continué l’activité, avec les mêmes commandes. » Elle aurait pu passer à autre chose, chercher à modifier la maison, changer de produit... mais non. « J’ai choisi la lingerie pour la dentelle, explique-t-elle. C’est sûr, j’aurais pu la travailler sur des robes du soir mais je ne pouvais pas me lancer là-dedans car il faut une infrastructure énorme derrière. Et je ne voulais pas travailler autre chose que la dentelle, j’aime vraiment ça ! ». Carine Gilson a alors 23 ans. Passer d’ouvrière à chef d’entreprise est plutôt formateur puisqu’elle apprend, très jeune et sur le tas, à diriger une équipe, à gérer une production... en plus de la fameuse technique d’incrustation.
Made in Belgium
À l’époque, le secteur de la mode en Europe délocalise sa production, maisons de luxe comprises. Carine Gilson est à contre-courant. « Tout le monde me prenait pour une folle et me disait qu’il fallait produire ailleurs, moins cher. Mais moi, je ne peux pas concevoir une collection sans avoir mon atelier ! Mon savoir-faire s’est créé comme ça, petit à petit, au fur et à mesure des années et des produits ». Du coup, les maisons qui revendiquent aujourd’hui le “made in national“ l’agacent : « c’est sûr, aujourd’hui c’est trendy de faire du local, n’empêche que le monde de la couture délocalisait énormément quand j’ai commencé ! » On lui demande si, malgré tout, quelques maisons n’ont pas son admiration. On évoque Chantal Thomass, la réponse fuse : « ah bon ? Ça vous fait rêver, vous ? » Il est vrai que la marque de la femme à frange noire a connu de sérieux déboires, entre son rachat par un actionnaire japonais puis son intégration dans de grands groupes successifs... « Même chez La Perla, la famille a revendu » regrette Carine Gilson. Et la production de dentelle belge, alors ? « Ça n’existe plus... »
Une éthique de la création
Chez elle, créer et produire de la lingerie ne relève pas seulement de l’esthétique mais aussi de l’éthique. On comprend d’autant mieux son attachement à contrôler sa marque et son atelier qu’elle a construits toute seule. Après avoir un temps poursuivi les commandes pour Maille France, en 1994, elle lance sa première collection. Il faut démarcher les clients, trouver des acheteurs. « J’ai été à New-York chez Barneys, avec ma petite valise, présenter mes dessous... », se souvient-elle en riant.
Aujourd’hui, de 6.000 à 8.000 pièces sortent chaque année de son atelier. Non seulement sa marque est distribuée dans les department stores les plus prestigieux, à l’image de Barneys, mais elle a ouvert trois boutiques, à Paris, Bruxelles (en 2010, pour les 20 ans d’anniversaire de sa marque !) et à Londres. Elle rêve d’en ouvrir une quatrième à New-York, pour célébrer les 25 ans de la maison. « L’avantage avec les boutiques, c’est qu’on a un contact direct avec la clientèle. À terme je voudrais avoir mon propre réseau de distribution uniquement, pour pouvoir tout contrôler ». On ne parvient pas à cette maîtrise de la soie et de la dentelle par hasard...
1000 Person
- 1